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Le passant

Le passant

Ce matin il y a plus de places que d'habitude dans le métro.

J'entends de la musique qui s'échappe des écouteurs d'un passager ou d'une passagère. Impossible de savoir d'où ça vient mais le son qui m'arrive est clairement celui d'un autre siècle. Le vingtième. Je n'entends pas de sons synthétiques et c'est l'écho d'une guitare acoustique et d'une batterie brinquebalante qui vient tanguer les wagons. C'est fou comme depuis la fin des années quatre-vingt-dix on a basculé vers une musique plus "urbaine". Je mets des guillemets, je n'arrive pas vraiment à exprimer ce que je veux dire. Je m'arrête là, je vais passer pour le vieux con que je suis devenu alors que justement, j'aime les deux : musique organique et électronique. 

Malgré les quelques sièges vides, je ne m'assieds pas. Comme souvent je suis dans ce dernier wagon, en queue de train. J'y reste volontiers debout car j'aime regarder au travers de la vitre teintée noire les mètres et les kilomètres de rails qu'on laisse filer derrière nous. Dans le brouillard du tunnel, j'ai l'impression de quitter quelque chose, de partir ailleurs. C'est une sensation presque unique même si, parfois, je me revois dressé sur le pont d'un bateau qui s'éloigne d'une île. La terre, le sable, l'herbe et les rochers se font tout petits dans le souffle du vent. Souvenirs aigre-doux d'Inis Mór et de Cape Clear Island.

Mais ce matin je ne nous vois pas filer dans le noir. Un vieux type me cache la vue. Je ne l'avais pas remarqué, planté là devant la vitre de la cabine arrière. Au moment où je pensais que mes yeux prenaient leur temps pour s'adapter à l'obscurité du souterrain, je butais sur son regard. Dur et froid. Comme une claque dans la gueule, je fais ce que font tous les passagers de transports en commun dont le regard se croisent par hasard : je baisse la tête. Le type semble lire un bouquin.

Bientôt je relève la tête. D'abord un oeil puis deux. Quand va-t-il descendre, où va-t-il descendre ? Je me rends compte qu'il n'est pas si vieux que ça. Après tout je viens d'avoir quarante ans. C'est quoi un vieux type maintenant ? Il a des jolies rides autour des yeux et, dans le regard que je crois saisir un foutième de seconde, une grande tristesse ou une lassitude. Mais ces yeux justement percent les miens avec beaucoup de dureté. Presque une colère. Une fois encore je regarde ailleurs.

Comme un chat qui défait une pelote de laine, je vois apparaître devant moi le petit chemin d'une existence. Il a du sel dans les cheveux mais contrairement à moi, il en a beaucoup sur les tempes. Ces reflets gris éclairent sa tête et des joues qui tombent. Je remarque aussi ce drôle de tic qu'il fait avec sa bouche, il se mord les lèvres. Encore il me regarde, je baisse la tête sur mon téléphone portable. C'est lui qui bouquine. Et moi qui ait l'affreuse prétention de lire son âme.

Le train s'arrête et vomit quelques passagers. Nous sommes presque plus que nous deux dans ce coin. J'ai pourtant du mal à distinguer ses vêtements. Il me fait penser à un de ces flics en civil avec le gras obligatoire autour du cou. Un peu pataud mais filou. Il ne descend toujours pas. Je décide qu'il a la cinquantaine. Ou pas. Toujours cette obsession de l'âge. Depuis que j'ai changé de décennie, je réévalue constamment tous mes points de comparaison. Je parlais avec un collègue d'un jeune gars qui bosse avec nous et on m'a fait remarquer que la personne en question avait trente-neuf ans et trois gamins. Oui et alors ? Ah d'accord. Oui.

Pol et Brassens pleurent les passantes qu'ils n'ont pas su retenir. Moi je m'amuse de ce passant qui semble pourtant accuser le coup de la fatigue ce matin dans le métro. J'imagine sa vie avec probablement des adolescents à la maison. Une femme ou une ex-femme. Une amoureuse ? Peut-être. Une vie remplie de joies mais aussi remplie de peurs. Tout ce qui fait un homme. Celui qui vacille devant moi quand le métro, le con, fait une embardée. On se raccroche comme on peut à nos guibolles et aux poignées jaunes.


Arrive alors mon arrêt. Au moment de quitter le wagon, plusieurs personnes se lèvent. Le type n'est plus dans mon champ de vision. Je me retourne pour pouvoir peut-être le laisser descendre en premier. Il ne descend pas. Me voilà sur le quai avec mon sac et mes rides à moi. Fatigué par une nuit de mille vies, une vie de mille nuits, je réalise que mes yeux n'ont pas su s'adapter à l'obscurité qui filait derrière le métro ce matin. C'est mon reflet que j'avais dévisagé dans la vitre teintée de noir. 

Le passant
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