Le Otis Redding jamaïcain. Comment ne pouvais-je pas brûler pour lui ?
Il a éclairé bien de nos nuits dublinoises. Même lorsque nous étions de sortie pour autre chose que du ska ou du reggae, au petit matin de la nuit, c'est Toots qui venait nous bercer.
On avait beau s'enivrer d'électronique, de rock and roll, de soul ou de salsa, même de retour d'une soirée au théâtre, c'est Toots & The Maytals qui gratouillaient leurs guitares en fond sonore de nos petits matins.
Je vous dois ici une explication.
La soirée commençait généralement sur les coups de 20h, parfois 17h30 quand la journée de travail méritait un tel traitement. Nous prenions la direction marquée sur un flyer ou sur un sms improbable reçu dans la journée, dans la semaine. Un concert, une soirée. Une fête. On danserait.
Et puis bien sûr, à un moment donné, la soirée touchait à sa fin ou bien nous l'écourtions.
Et ici, je dois témoigner d'un phénomène particulier.
Mon ami Yann avait ce pouvoir quasi chamanique de ramener des gens chez lui. Je n'ai jamais vu, même lors de campagnes électorales acharnées aux États-Unis ou ailleurs, un tel pouvoir de persuasion. Je dis ramener des gens, il pouvait s'agir de trois ou quatre personnes. Parfois aussi d'un groupe plus important. On y trouvait souvent un gars, une fille, rencontré(e) le soir même. Si c'était une fille, on ne verrait pas beaucoup notre hôte. Mais la plupart du temps ça se passait comme ça.
Nous approchions de la maison du nord, puis du sud, de Dublin. Le ciel avait déjà perdu ses étoiles ou bien celles-ci pâlissaient fortement. Il fallait se taire, chuchoter. Ne pas réveiller ni les voisins ni, encore plus terrible, le colocataire. On avait trouvé des bières. Ou plus exactement Yann avait exercé un de ses superpouvoirs. Disparaître un instant dans un off-licence au milieu de la nuit et ressortir avec un pack de bière. Il ne ressemblait pas à David Blaine pour rien.
Nous nous écroulions tous dans le petit salon (front room) dans un fourbi de manteaux, cigarettes, yeux brillants, chaussures et bâillements. Les rideaux sont tirés, une obscurité appréciée vient habiller nos enivrements. Seule brille la clarté d'un écran d'ordinateur. Winamp est lancé.
Quelqu'un demande où sont les toilettes. Sûrement quelqu'un qui n'est jamais venu et qui n'a pas vécu au Royaume-Uni ou en Irlande. Les toilettes sont toujours au même endroit dans ces maisons. D'ailleurs j'y suis déjà moi tiens. Envie de chier mes rhum and coke mais je n'ose pas. Trop de monde. Assis sur la lunette je saisis sur mon Nokia ou mon Sony Xperia un texte que je trouve génial. Je serais déçu à la relecture le lendemain.
Je rejoins la troupe dans le salon. Yann n'a pas touché aux bières qui viennent chacune de trouver une main, un gosier. Il n'est pas là. Il est à quatre pattes dans la cuisine en train de chercher une rallonge. Je m'entends hurler dans un rire à tue-tête "mais qu'est c'tu fous !?". C'est vrai qu'en fin de soirée j'articule moins. À vrai dire le besoin d'articuler n'est plus très primordial à cette heure-là. Sauf si une copine ou une nana est dans le salon. Mais à ce moment là c'est différent, pour masquer mon haleine de fauve, j'aurais dégainé des Airwaves trouvés au fond de mon sac en bandoulière. Et puis je serais resté concentré. Articulé. Pour parler de ma passion pour, selon le contexte : les premiers films de Pedro Almodovar, le sort des populations natives en Amérique latine, l'art contemporain et le Fluxus, le dernier Lou Reed. Le tigre celtique entre mythes et réalités.
La réalité c'est que Yann est toujours à genoux, la tête dans un placard, entre le lave-vaisselle et la poubelle.
"Qu'est c'tu fous !?"
Yann me répond, en un seul souffle ininterrompu.
Il cherche une rallonge parce que si on mettait le blender dans le salon ça ferait moins de bruit. La chambre de son colocataire est juste au-dessus de la cuisine. Il a une rallonge quelque part à moins que son pote Eoin ne lui ait pas rendue. Il a discuté avec l'uruguayen d'un certain type de cachaça qu'on ne peut trouver que dans l'état brésilien de Minas Gerais et il va faire des caipis. Ah non, la rallonge est dans le shed, dans le jardin.
Et il s'en va la chercher.
"Avec l'uruguayen ? C'est qui l'uruguayen ??", je demande. Parfois il ramenait plus de personnes chez lui qu'il n'y en avait dans la soirée où nous étions.
Mais Yann a déjà quitté la cuisine. Il a pété un peu la porte en sortant dans le jardin mais c'est pas grave. Déjà il revient et ramène avec lui un peu de la lumière du jour.
"Ça va ton épaule Yann ?"
"- oui, oui c'est bon j'ai la rallonge".
On rejoint l'obscurité et la douceur du salon.
L'écho de nos voix se balade sur les murs. C'est de l'espagnol, de l'anglais. Un peu de français aussi, Raoul est là et il s'endort déjà. Ah non tiens, il me regarde. Il a les yeux si noirs que je le croyais endormi. Il vient de faire un trou dans le fauteuil, une lumière rouge allume le bout des doigts de sa main gauche.
Nous chufortons. À cette heure-là on a ce truc qu'on connaît tous : nous chuchotions fort.
Bush, Blair, les armes de destructions massives qui n'existaient pas. Le sang. La mort. La révolution demain. La tête de Bush sur un pique. Le dernier Chemical Brothers.
Bientôt ma vue baissait. J'entendais Yann tousser et s'étrangler. Une gorgée de cacha était passée dans le trou du dimanche.
Winamp et l'écran d'ordinateur se sont assombris. On y voit un écran de veille qui diffuse des couleurs vives en forme d'éclairs. Au rythme de la musique.
54-46 Was My Number
Pressure Drop
Monkey Man
Funky Kingston
Toots chante et je monte me coucher. Ou je m'endors là. Yann va couper la musique. Me caler un oreiller sous la tête, me border avec la meilleure couverture de la maison. Un verre d'eau. Merci Yann.
Le lendemain était un samedi ou bien un dimanche. Et sinon.. et bien sinon on déciderait d'en faire un samedi ou bien un dimanche. On irait jusqu'à Howth si le temps le permettait. Le temps : la météo mais aussi le temps... le temps quoi. Howth nous décrassera les poumons.
Mais d'abord il faudra réveiller Padraig. Il dort déjà dans un recoin de la maison, on ne sait pas où. Il avait cette faculté de s'endormir dans n'importe quelle position. Il repartira avec sa guitare. Chercher une autre nuit pour finir d'écrire une chanson.
La musique justement. C'est elle qui m'a amené à raconter tout ça.
Toots Hibbert est mort vendredi soir de complications dues au coronavirus. Ce week-end j'ai réécouté ses chansons. Il avait insufflé de la soul dans ce reggae là, ce reggae que Yann m'a fait découvrir. Et pas seulement au cœur de ces nuits.
Voilà, ça ne se passait pas toujours comme ça mais à peu près.
Raoul est toujours en Irlande et je n'ai plus de ses nouvelles. Mais il ne fume plus je crois.
Padraig a enfin sorti son album. Il vit à Madrid depuis plus de dix ans.
Yann est en Bretagne et le sommeil est venu s'incruster dans ses nuits. Ses jours aussi.
Et moi je suis à Berlin.
I said yeah (I said yeah), listen what I say (listen what I say)
I said hear me now, listen what I say (listen what I say)
La boucle est bouclée, une reprise d'Otis Redding.