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Un huit décembre

Un huit décembre

Le 8 décembre 1940, il a deux mois, bébé de la guerre. Né dans une ville mutilée par les bombes nazies.

 

Le 8 décembre 1950, il a dix ans, il est élevé par une tante et un oncle.


Le 8 décembre 1960, il a vingt ans et revient de Hambourg avec une nouvelle guitare et des bottes de cow-boy. Pendant quelques semaines, il n'est plus sûr de rien.


Le 8 décembre 1970, il a trente ans et, déjà, il se souvient (‘Lennon Remembers’ interview publiée dans le magazine Rolling Stone, lien en anglais).


Le 8 décembre 1980, il a quarante ans depuis deux mois. Il se réveille à 7h30 et n'ira pas se coucher le soir.

 

7h30 , le soleil se lève sur Central Park, il sort discrètement du lit et enfile son kimono noir. Il laisse le corps chaud de sa femme, endormie sous les draps. Il se glisse dans le salon et regarde l'horizon de Manhattan.

Bientôt son épouse le rejoint et le trouve perdu dans ses pensées alors que la lumière du soleil pénètre doucement dans la pièce austère et blanchie à la chaux.

Ils se sourient. Ils sont heureux. Enfin heureux. Après cinq ans loin de toute vie publique, ils sont de retour. Cinq ans à voyager, à élever leur petit garçon, à gérer de l'immobilier et des achats de bétail (pour elle), à ruminer des bouts de chansons et se torturer l'esprit (pour lui).

Leur retour ce fut un album à deux. Une chanson de l'un, une chanson de l'autre. Sorti il y a trois semaines, l'album se vend bien. Il ne sera pas numéro un mais tant pis. Petite déception quand même mais il veut voir le verre à moitié plein. Et à moitié plein, cela veut dire se concentrer sur ce qu'il a pu lire de positif et qui confirme son ressenti. Ses chansons à lui sont convenues, charmantes, pleines de bons sentiments et pâlissent parfois à côté de celles de sa femme. Son partenaire, son soldat. Innovatrice, dans l'air du temps.

Après le marathon de l'été dernier : mise en place d'un groupe, enregistrement en vingt jours d'une quinzaine de titres (tous fraîchement composés), ils avaient prévu de se reposer. Mais non, enthousiaste, il veut enchaîner. Annulation des vacances et, entre promos et projets, leurs journées et leurs nuits sont bien remplies. Depuis quelques jours, ils se retrouvent à trois (avec le producteur de leur album) pour bosser sur deux projets. Le prochain album bien sûr, qu'il faudra sortir au printemps 1981. Ils ont tellement produit de maquettes de chansons depuis le mois d'août et lui n'arrête pas de composer. Mais le trio a aussi une autre idée, un EP de ses chansons à elle. Des remixes pour les faire jouer en clubs et discothèques.

Depuis une heure, le soleil n'a pas cessé de baigner la cuisine. Le 8 décembre 1980 est l'une des journées de décembre les plus chaudes dans l'histoire de la ville de New-York. Mais ils ne vont pas avoir trop le temps d'en profiter : ils ont du pain sur la planche. Non seulement une séance photo est prévue mais aussi une interview radio.

9h00 Ils partent de chez eux pour prendre le petit déjeuner au café La Fortuna, au 71 West Street. Il avale des œufs Bénédicte et enchaîne avec un cappuccino et une cigarette Gitane.

Bien que la journée va être intense, il décide de commencer par se faire couper les cheveux. Au salon Viz-à-Viz il se fait coiffer les cheveux en arrière et laisse les pattes sur le côté. C'est quasiment la même coupe qu'il avait à vingt ans. 1960, il y a vingt ans.

Après quoi le couple retourne chez lui pour y accueillir la photographe.

11h00 Il prend la pose dans la cuisine, le salon. La photographe lui demande s'il voudrait se déshabiller pour une photo. Sa femme, elle, resterait habillée. Il dit oui.

 

13h00 Un producteur de radio de San Francisco arrive pour effectuer une interview du couple. Ils discutent évidemment de leur nouvel album mais aussi de leur rôle de parents, de leur rencontre, de leur travail ensemble, de la féminisation, tellement souhaitée, de la société. Il parle de sa routine du matin, café, puis dessin animé avec leur fils. "Sesame Street sur PBS, pas sur les chaînes bourrées de publicités, je ne veux pas qu'il voit ça." L'entretien dure plus de trois heures.

"J'ai quarante ans, je veux m'adresser aux gens de mon âge. On a survécu aux années soixante, les guerres, les drogues, les politiques, la violence dans la rue... les années soixante-dix."

17h00 L'homme de radio leur propose de les déposer au studio d'enregistrement où ils comptent travailler jusque tard dans la soirée. À l'extérieur de chez eux, ça grouille. Le trottoir est gorgé d'employés de bureau qui se dirigent vers le métro. Les passants passent.

C'est vrai qu'il fait doux, les gens n'ont pas encore leur gros manteaux d'hiver. Il fait nuit maintenant mais au crépuscule le thermomètre, étonnamment,  affiche encore dix-sept degrés.

Encore planté dans l'entrée il jette un coup d'oeil dehors et plaisante, "Où sont mes fans ?". Ils sont là, devant l'entrée, sur le côté. Les habitués comme David et puis ce drôle de gars qu'il a vu se joindre à David depuis quelques jours. Malgré les températures clémentes, le gars a une chemise et un pull, et un long pardessus vert, avec un chapeau en fausse fourrure, des gants et une écharpe verte. Le voilà qui tend une copie du nouvel album. "Tu veux que je te le signe ?". Le quarantenaire écrit au feutre noir ces mots sur la pochette : John Lennon 1980. David immortalise la scène.

Il rend le disque et regarde le fan en lui demandant : "C'est bon ? C'est tout ce que tu voulais ?". Le drôle de type s'éloigne doucement. Il se tourne alors vers David avec qui il échange un regard interrogateur, perplexe.

Puis la voiture du journaliste radio les amène au studio d'enregistrement. Ils y resteront près de cinq heures à travailler sur un titre. L'enthousiasme des trois compères n'a pas faibli, bien au contraire. Il veut sortir le titre en single, sous le nom son épouse uniquement. Rendez-vous est pris pour le lendemain : dès neuf heures au studio. 

22h35 Une limousine quitte le studio et les emmène sur la huitième avenue jusqu'à Columbus Circle puis continue vers le nord le long de Central Park West. Sur le chemin, le couple évoque l'idée de s'arrêter dans un restaurant pour manger un bout. Mais ils préfèrent rentrer car ils veulent embrasser leur fils. La voiture tourne à gauche dans la 72ème rue.

22h48 Ils s'arrêtent devant l'entrée de l'immeuble. Elle sort de la voiture en premier et s'engage sous le porche voûté. Il la suit, les bras chargés d'un magnétophone et de cassettes, enregistrements de leurs efforts du soir.

Il remarque que le drôle de type emmitouflé est toujours là. Il passe le portier et s'apprête à rentrer sur la droite quand il entend son nom puis deux bruits secs. Il ne le sait pas mais deux petits trous viennent de transpercer son dos et le cuir de son blouson. Cela le déséquilibre. Deux autres détonations ont lieu. Il est touché à l'épaule gauche. Chacun des projectiles traverse son corps et vont se loger dans un paravent de bois et de verre. Une cinquième balle le rate et part dans la pierre d'un mur.

Il arrive tout de même à escalader les cinq marches qui mènent à l'entrée de l'immeuble. Il dit : "on m'a descendu" et tombe, le visage face au sol. Bruit de verres, ses lunettes se brisent. Sa femme accourt et hurle, qu'on amène un médecin. 

En moins de deux minutes, la rue se remplit du chaos des sirènes. Un véhicule de police était tout près et les deux officiers sont les premiers sur les lieux. Ils hissent le blessé sur leurs épaules et le placent à l'arrière de leur voiture d'escouade. En le soulevant, l'un des policiers se souvient avoir entendu les os de la victime craquer.

Dans leur précipitation, ils ne se sont d'abord pas aperçu qu'une des portes arrière a rebondi sur les pieds de la personne à présent allongée sur la banquette arrière. Après avoir refermé la portière le plus délicatement possible, la voiture grille les feux rouges en direction du centre hospitalier St Luke's Roosevelt. Un des agents se retourne et demande : "Savez-vous qui vous êtes?" Il hoche la tête et gémit: «Oui». Il ne parlera plus. Il ne chantera plus non plus.

Lorsqu'il est conduit aux urgences, il a perdu 80% de son sang et n'a pratiquement pas de pouls.

23h15 Bien que plusieurs médecins aient désespérément essayé de le faire revivre, il est finalement déclaré mort. La cause officielle est un choc, celui produit par des hémorragies massives.

Il n'y aura plus de 8 décembre pour lui.

 

 

J'ai rédigé ce texte à l'aide de plusieurs bouquins, certains que j'avais lus quand j'avais vingt ans. Et puis des sites web consultés à mes trente ans. Depuis quelques semaines, je lis un nouveau livre intitulé John Lennon 1980: The Last Days in the Life (lien en anglais).

Pendant que j'écrivais, j'ai écouté les albums suivants :