Le Conseil des Gardiens a annoncé qu'il était prêt à entreprendre un recomptage des voix à l'élection présidentielle, mardi matin 16 juin. Mais déjà, par petits groupes, ils se déplaçaient
dans les rues de Téhéran.Le point de ralliement a été fixé à 17 heures sur la place Vali-ye Asr, là même où il y a deux jours Mahmoud Ahmadinejad a fêté sa victoire avec un score écrasant
(63% des suffrages). Et, depuis deux jours, les partisans de l'ancien premier ministre, Mir Hossein Moussavi, soutenu par les réformateurs, qui dénoncent une "fraude" flagrante, manifestent
et demandent une nouvelle élection. Sept personnes, des civils, sont déjà mortes, selon la radio officielle Payam, en marge des manifestations. Plus, peut-être. La discrétion des services
officiels est sans faille.
Un photographe de l'Agence France- Presse a vu un mort à terre. Une vidéo tournée par une équipe de la BBC est plus éloquente: on y voit, lundi, à la fin de la manifestation – interdite, bien
que pacifique –, la foule qui est massée devant une caserne de bassidji, ces miliciens islamiques qui assurent l'ordre pour le régime. Les manifestants circulent, mais, depuis une fenêtre, un
bassidj tire. Une femme, un homme, puis un autre, tombent. Blessés? Ensuite, lancé depuis la foule, un cocktail Molotov embrase la fenêtre où est posté le tireur. Et vite, tout dégénère.
Pourtant, lundi, la manifestation – une marche, en fait – était impressionnante de retenue. Combien étaient-ils? Six cent mille? Un million? Plus encore? Impossible de compter cette foule
révoltée par le résultat du scrutin et qui a bravé l'interdiction officielle pour marcher entre la place Enguelab (de la Révolution) et la place Azadi (de la Liberté). Pour une fois, les
avenues de la capitale iranienne paraissaient trop petites, incapables d'accueillir cette marée humaine.
Une foule composée de mères de famille, d'employés tout juste sortis du bureau, d'étudiants, de grands-parents, de couples, main dans la main. Qui étaient-ils? Des ingénieurs, des médecins,
des commerçants du bazar, des blessés de guerre en chaise roulante, des jeunes filles aux cheveux décolorés et aux grosses lunettes de soleil, foulard presque sur la nuque, ou des jeunes
portant un masque pour ne pas être reconnus sur les vidéos des agents de renseignement.
"C'est la première fois que je marche ainsi depuis la révolution de 1979", s'exclamait un homme d'âge mur, en costume sombre et chemise blanche. Et de brandir le poing en hurlant "Allah
akbar", comme lorsqu'il s'agissait de renverser le chah. C'est d'ailleurs le cri que poussent chaque soir du toit de leur maison de nombreux Téhéranais, en mémoire au mot d'ordre lancé par
l'ayatollah Khomeiny, depuis son exil de Neauphle-le-Château, près de Paris.
Dès le début de l'après-midi, ils ont déferlé en direction de la place Enguelab. A pied pour la plupart en raison de la circulation – sans qu'aucun média iranien n'ait osé annoncer la marche
et sans savoir que leur candidat, Mir-Hossein Moussavi, était là lui aussi. Depuis plusieurs jours, l'envoi de Texto est bloqué en Iran alors que c'était le moyen privilégié par l'opposition
pour mobiliser ses troupes. Les réseaux de téléphones portables ont été coupés presque toute la journée et l'Internet, depuis samedi, est plus censuré que jamais.
Tous connaissaient la consigne : marcher en silence, bras levé pour afficher le V de la victoire. Certains brandissaient des pancartes : "Où est passé notre vote?" A peine l'un d'eux
haussait-il la voix que les autres soufflaient "chuuut, chuuut". Histoire de n'offrir aucun prétexte à une intervention des forces de l'ordre, lesquelles n'ont ménagé ni gourdins ni gaz
lacrymogènes pour éteindre les innombrables foyers de colère allumés dans la capitale par l'annonce, samedi matin, de la réélection triomphale du président Ahmadinejad. Un hélicoptère de la
police passait et repassait au-dessus de la marée humaine, provoquant à chaque fois un grondement dans la foule.
Une des techniques de la police antiémeute en Iran consiste à laisser circuler les voitures au milieu des manifestations, afin de réduire l'espace disponible dans la rue, de serrer les
protestataires sur les trottoirs et de créer une agitation permanente de véhicules cherchant à s'extraire de la masse pour empêcher les regroupements. Tous les cortèges pro-Moussavi de la
semaine dernière ont eu droit à ce traitement, alors que les rassemblements en faveur de M. Ahmadinejad ont pu se tenir dans des rues fermées par la police. Mais ce lundi, la foule était si
dense qu'elle a bouché d'elle-même la circulation.
A mesure que la marche approchait de la place Azadi, elle se densifiait, se ralentissait. Enivrée par sa multitude, qui semblait lui donner un sentiment d'invincibilité, elle oubliait ses
consignes de silence. Des deux côtés, des habitants agitaient des drapeaux verts (couleur de la campagne Moussavi) aux fenêtres. Des ouvriers, casque de chantier sur la tête, grimpés sur un
mur fraternisaient à grands coups de "Mort à la dictature!".
Bientôt, la foule a entonné des hymnes révolutionnaires à tue-tête, avant de conspuer le président si étrangement réélu. Les slogans politiques, en Iran, mériteraient une anthologie. Ils sont
parfois aussi bien ciselés en rimes qu'un vers de Hafez, s'inventent du jour au lendemain pour réagir à l'actualité et surtout sont instantanément assimilés par des centaines de milliers
d'Iraniens, qui les chantent à l'unisson: "Ahmadi, tu as volé notre vote, tu es l'ennemi du pays!"; "Alors, petit dictateur, où sont tes 24 millions d'électeurs?"; "Qui a voté pour ce singe?"
Au coucher du soleil, le flot humain s'était répandu dans les quatre avenues qui s'élancent de la place Azadi, chacun espérant s'agripper à un bus ou trouver un taxi collectif pour rentrer.
Les visages étaient radieux. "Il y avait trente, cinquante fois plus de monde que pour le meeting d'Ahmadinejad hier, alors que le gouvernement lui avait affrété des autobus", disait une
femme en tchador fleuri.
Et pourtant, la question que tout le monde se posait, c'était: que va-t-il se passer? Une première réponse n'allait pas tarder. Les forces antiémeute, massées à deux kilomètres, avaient
attendu la tombée de la nuit pour fondre sur les protestataires. La stratégie consistant à frapper fort les plus excités dans l'espoir d'intimider la grande majorité des autres. Mais cette
fois, elle n'a pas fait ses preuves.
En écho à Téhéran, des manifestations de protestation ont eu lieu dans plusieurs villes du pays dont Machhad, Tabriz, Ispahan, Khoramabad, Chiraz et Ouroumieh.
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